mardi 24 février 2015

L'Art ...pour quoi faire ?

Platon, en décrivant sa cité idéale, demande que les poètes en soient exclus, à cause de leur regrettable aptitude à susciter l’émotion plutôt qu’à fortifier la raison. Jean-Jacques Rousseau, théoricien du prérévolutionnaire Contrat social, approuve, dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles, l’interdiction du théâtre à Genève et recommande la disparition de cet art corrupteur « qui excite les âmes perfides ». Il s’agit, dans les deux cas, de subordonner le rôle de l’art à son utilité, politique ou morale. Aujourd’hui, ces propos sembleraient sans doute brutalement réactionnaires : qui pourrait remettre en cause la pure autonomie de l’art, comment accepter que des critères autres qu’artistiques fondent la valeur de l’œuvre ? Juger l’art en fonction de son message, de ses vertus sociales, ce serait non seulement courir le risque de le priver de sa liberté essentielle, mais plus profondément le dénaturer : l’art n’a définitivement pas de comptes à rendre, sinon à lui-même.
Le débat paraît clos, il ne l’est évidemment pas : au-delà de la censure sporadiquement réclamée pour atteinte à des croyances, aux bonnes mœurs, etc., le questionnement sur le rôle de l’art demeure, dilué dans les demandes faites aux institutions « culturelles », censées justifier leurs subventions notamment, hier, par leur contribution à l’émancipation démocratique et, aujourd’hui, par leur action sur le « lien social », quoi qu’on entende par là. Position « élitiste » ou position « populiste » ? L’art pour l’art, ou l’art pour l’autre ? Ce seraient là les seuls choix possibles. Il n’est pourtant pas certain que cette évidence binaire ne relève pas de la construction historique, de l’affrontement idéologique, plutôt que d’une logique incontestable.
La controverse qui, autour de l’œuvre de Gustave Courbet, a vu le jeune Emile Zola s’opposer à l’ouvrage (posthume) de Pierre-Joseph Proudhon est extrêmement éclairante. Proudhon est sollicité par Courbet pour écrire le texte d’un de ses catalogues d’exposition. Courbet est alors fêté et honni pour avoir encanaillé l’art : trop « réaliste », « matérialiste en art », selon l’expression de Louis Aragon. Proudhon entreprend de définir ce que sont l’art et l’artiste véritables. Il est intrépide. Il balaie l’opposition entre réalisme et idéalisme, en affirmant qu’il est impossible de séparer le réel de l’idéal, l’objet du regard qui lui donne sens. Et précise que l’artiste « est appelé à concourir à la création du monde social »,en offrant une représentation idéaliste de la nature et de l’homme, « en vue du perfectionnement physique, intellectuel et moral de l’humanité, de sa justification par elle-même, et finalement de sa glorification. » C’est au nom du socialisme révolutionnaire qu’il peut sereinement affirmer que l’art pour l’art n’est rien. La beauté rêvée par les artistes a pour mission d’embellir l’homme, et le talent n’est jamais le propre d’un individu mais « le produit de l’intelligence universelle et d’une science générale accumulée par une multitude de maîtres, et moyennant le secours d’une multitude d’industries inférieures». Et l’artiste, s’il a des qualités différentes, n’est en rien supérieur à l’ouvrier. Evidemment, c’est saisissant.
La réplique de Zola est arrogante, percutante, et sans doute davantage en résonance avec notre air du temps : « Notre idéal à nous, ce sont nos amours et nos émotions», ce sont l’originalité, la libre expression d’une personnalité qui importent, et non leur utilité. Théophile Gautier déjà avait rappelé, dans la préface à Mademoiselle de Maupin, qu’« il n’y a rien de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien — l’endroit le plus utile dans une maison, ce sont les latrines »...
Resterait à définir en quoi l’originalité serait une vertu artistique. Zola l’esquisse, en soulignant que la peinture ne se réduit pas à son sujet. Mais c’est ici d’abord l’individualisme qu’il salue, en cette fin du XIXe siècle qui voit s’épanouir le capitalisme, les valeurs bourgeoises et la crainte des masses. Pourtant, lorsqu’il déclare qu’en tant qu’artiste il va « vivre tout haut », qu’affirme-t-il ? Le droit flamboyant à la singularité, qui légitimerait l’art, contre l’égalitarisme, ou bien la secrète utilité de la cristallisation d’une vie rendant sensibles les tristesses et les grandeurs possibles ? Est-ce là un antagonisme absolu, ou l’œuvre même ne peut-elle de fait dépasser cette contradiction, quelles que soient les affirmations de son auteur ? Car, comme le disait Charles Baudelaire, toute esthétique est toujours une morale et une politique — vision du monde et hiérarchie des valeurs...
Evelyne Pieillet - Journaliste au Monde diplomatique 





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire